#03 Ubu Roi
« Dépêchez-vous plus vite, je veux faire des lois maintenant » Alfred Jarry, Ubu roi
J'aurais voulu écrire sur Ubu Roi, vous savez, Ubu, ce personnage aussi grotesque qu'effrayant, au ventre énorme et à l'appétit insatiable, dont la voracité n'a d'égale que l'incompétence et la lâcheté. Vous voyez où je veux en venir ? Obvious, comme disent nos amis anglo-saxons.
Dans la fable surréaliste d’Alfred Jarry, Ubu est, après avoir massacré les nobles, passé à la moulinette l’administration et au pilon les intellectuels, après avoir multiplié les taxes iniques et arbitraires, après avoir copieusement trahi et massacré alliés et sujets, et après avoir négligé jusqu'à nourrir son cheval pour s’enrichir, finalement contraint de fuir sur un bateau. Un bateau que son adresse rhétorique et son instinct du pouvoir menacent de faire couler en détournant les matelots des ordres du capitaine.
Cette métaphore du bateau, dont un passager à l’instinct de tyran démagogue menace de provoquer le naufrage, n’est en rien le fruit du hasard. Platon déjà s’en sert pour illustrer le bon et le mauvais gouvernement. Selon lui, les « bons gouvernements » (la monarchie, l’aristocratie et la démocratie) sont ceux qui permettent de guider ce navire, car ils font émerger un sens commun, tandis que les « mauvais gouvernements » (le gouvernement par la foule, la tyrannie et l’oligarchie) sont ceux qui provoqueraient son naufrage, car ils sont guidés par des passions contradictoires. Les différentes formes de gouvernement seraient vouées à se succéder, jusqu’à ce que la démocratie, qu’il tenait en peu d’estime, dégénère en un chaos des intérêts de chacun contre ceux de tous, une pagaille destructrice à laquelle seule l’apparition d’un nouveau monarque permettrait de mettre fin.
Conscients de ces écueils, les fondateurs et théoriciens des démocraties modernes, à l’image de Montesquieu ou des constitutionnalistes américains, ont mis en place le système de séparation des pouvoirs. Ainsi, le pouvoir décisionnel associé à la royauté est concentré dans les mains de l’exécutif, le corps législatif – qu’on peut associer à une forme d’aristocratie élue – fixe les règles du jeu, tandis que le pouvoir judiciaire contrôle l’application de ces mêmes règles. Chacun de ces corps (judiciaire, exécutif, législatif) a ses temporalités et ses règles propres, qui varient d’un pays à l’autre. Dans tous les États démocratiques modernes, la séparation de ces trois pouvoirs est un principe fondamental.
Le rôle du peuple se limite généralement à élire le pouvoir législatif selon des modes de scrutin divers (majoritaire, comme en France ou aux USA, proportionnel intégral, comme aux Pays-Bas ou dans les cantons suisses, mixte, comme en Allemagne ou en Suisse) et parfois le chef de l’exécutif (élection présidentielle). Cette division des pouvoirs a pour but que les décisions importantes soient prises par un nombre restreint de personnes éclairées, tout en mettant en place un certain nombre de mécanismes de correction et de contrôle, afin de garantir à la fois la stabilité du système, son renouvellement à intervalles réguliers et qu’il serve au mieux l’intérêt général, avec parfois plus, parfois moins de succès.
Dans ce cadre où le peuple élit ses représentants, la circulation de l’information joue un rôle crucial, raison pour laquelle la presse et les médias en général sont considérés comme un quatrième pouvoir. En effet, seule une information accessible et fidèle à la réalité permet au peuple de choisir des représentants à même de porter ses intérêts et, le cas échéant, de protester contre des décisions injustes.
Au-delà des manipulations volontaires de l’information dans le but de produire une perception erronée de la réalité, la production d’informations conformes à la réalité est difficile et coûteuse : cela nécessite soit d’être témoin direct d’un événement, soit de combiner des sources fiables – ce qui demande un travail de vérification et d’analyse rigoureux. D’un autre côté, créer des informations et les diffuser est devenu de plus en plus facile. L’invention d’Internet, puis des réseaux sociaux, la miniaturisation des ordinateurs et des caméras, ainsi que leur intégration à nos téléphones – devenus aussi portables qu’indispensables à nos vies – ont progressivement mis des outils de production et de diffusion de masse à la portée de tout un chacun.
Ces mêmes réseaux et appareils nous ont rendus connectés à l’information de masse délocalisée de façon quasi constante, mettant à mal le monopole des médias dits traditionnels, qui eux seuls pouvaient supporter les frais de distribution élevés de l’ère pré-digitale. Un nombre important de médias, le plus souvent locaux, diffusaient alors les informations produites par un nombre relativement faible de créateurs de contenus, généralement clairement identifiés, le plus souvent professionnels, et portant une responsabilité légale au sujet de l’information qu’ils diffusaient.
À l’ère des méga-réseaux, un nombre restreint de plateformes agissant à l’échelle planétaire diffuse les informations créées par une multitude de créateurs de contenus, le plus souvent amateurs et n’étant tenus à aucune ligne déontologique claire. Pire, il est devenu extrêmement facile de diffuser du contenu sous une fausse identité et d’en changer sitôt celle-ci découverte. Il existe même de plus en plus d’algorithmes capables de générer du contenu de façon autonome, sans intervention humaine.
Ce nouvel état des choses rend la tâche des citoyens difficile : en effet, comment discriminer l’information vraie dans un concert de cris aguicheurs d’inconnus ? Comme l’équipage du bateau d’Ubu, les matelots de la société que nous sommes ne savent à quel capitaine se vouer, et le navire dérive dangereusement. Quand J.D. Vance vient à Munich dire que les USA et l’Europe ne partagent plus les mêmes valeurs et que les Européens doivent écouter la clameur des partis d’extrême droite, il vient faire exactement ce qu’Ubu fait sur le bateau : il manipule pour créer un chaos dont il espère profiter.
Mais comment remédier à ce chaos ?
Les États-Unis semblent s’enfoncer dans la voie du mauvais gouvernement : le pouvoir présidentiel est dévoyé de façon tyrannique par Donald Trump, qui multiplie décrets et déclarations à une vitesse qui donne le tournis. Musk, Zuckerberg, Bezos et une clique d’oligarques non élus contournent le pouvoir du Congrès et démantèlent l’administration à la tronçonneuse. Grâce à leur omniprésence médiatique, la prise de contrôle des réseaux sociaux (Twitter, Meta) et des médias traditionnels (Washington Post), les nouveaux maîtres de Washington règnent bientôt sans partage sur les opinions, transformant les classes moyennes et inférieures appauvries en une masse manipulable à souhait, et il est probable qu’il ne faille plus attendre longtemps pour voir la censure s’abattre sur les voix dissidentes.
L’Union européenne, de son côté, tente tant bien que mal de rétablir les standards de responsabilité qui prévalaient dans les médias traditionnels, par le biais de lois comme le Digital Services Act. Le problème est que ces mécanismes ont été mis en place de façon insuffisante, qu’ils sont longs et complexes à instaurer et qu’aussitôt la nouvelle administration américaine en place, ils ont été battus en brèche, comme on a pu le voir avec la suppression du service de fact-checking des réseaux Meta.
Des solutions comme un impôt sur les nouveaux réseaux, proportionnel au nombre d’utilisateurs dans un espace donné (par exemple l’UE), et l’utilisation de cette taxe pour financer un organisme de contrôle indépendant, agissant selon des règles claires et consultables par tous, et doté des moyens d’agir rapidement en cas de non-respect, ne semblent plus relever de l’utopie, mais d’une absolue nécessité si nous voulons éviter que le chaos et la tyrannie s’étendent de ce côté-ci de l’Atlantique.
Courrier à chaud est une chronique hebdomadaire de Cyril Dériaz sur ce qui l'agite, pour se refroidir la tête dans une actualité brûlante.
Pour aller plus loin :
Articles
https://www.washingtonpost.com/business/2025/02/26/washington-post-bezos-opinion-trump-market-liberty/42c98fe8-f46d-11ef-acb5-08900d482a27_story.html
https://www.rts.ch/info/societe/2025/article/meta-abandonne-le-fact-checking-liberte-d-expression-vs-desinformation-28747381.html
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Illustration postée sur le compte X de la Maison Blanche le 19 février 2025 avec la légende “CONGESTION PRICING IS DEAD. Manhattan, and all of New York, is SAVED. LONG LIVE THE KING!" –President Donald J. Trump