#06 Fluctuat nec mergitur [La Quiétude partie 1]
« Entendez-vous, monsieur l’Equipage ? Amenez le grand coq et allez faire un tour dans les pruniers » Alfred Jarry, Ubu Roi
Pour cette sixième chronique, j’aimerais revisiter la métaphore du bateau que j’avais déjà évoquée lors de ma troisième chronique Ubu Roi.
“Supposons un yacht nommé la Quiétude voguant sur l’océan et supposons qu’une tempête s’en approche.”
Supposons un yacht nommé La Quiétude voguant sur l’océan et supposons qu’une tempête s’en approche. La capitaine réunit l’équipage pour se concerter sur les mesures à prendre et donner les instructions nécessaires, la navigatrice étudie les vents et les courants pour voir quel est le cour le plus favorable, le mécanicien fait le tour du pont et des cales pour vérifier que tout est bien arrimé et que le bateau est paré et le steward va de cabine en cabine pour rassurer les passagers et leur demander de ne pas sortir.
Parmi les passagers se trouve un homme d’affaires. Il est charismatique et désire secrètement éliminer l’équipage pour prendre le contrôle du navire. Il sait qu’en temps normal c’est une tâche difficile, même si il a déjà lié des contacts avec certains membres d’équipage, notamment l’opérateur radio, qui suspecte une liaison entre la capitaine et la navigatrice et est dévoré de jalousie. Contrairement aux autres passagers, l’homme d’affaires ne voit pas dans la tempête une menace, mais une occasion de mettre son plan à exécution.
“l’homme d’affaires se plaint que ces mesures ne sont pas équitables, car elle restreignent trop sa liberté.”
Comme le steward vient l’informer des mesures de sécurité décidées pour traverser l’intempérie, l’homme d’affaires se plaint que ces mesures ne sont pas équitables, car elle restreignent trop sa liberté. Etant donné la gravité de la situation, il demande que l’avis de tous les passagers soit consulté. Le steward, qui est de nature conciliante, propose d’aller transmettre sa requête à la capitaine. L’homme d’affaires en profite pour aller retrouver l’opérateur radio, et lui demande de faire passer le message dans toutes les cabines comme quoi, face à la gravité exceptionnelle de la tempête, la plus grande jamais vue sur l’océan, une assemblée extraordinaire est convoquée dans la salle commune.
Les passagers affluent et le steward essaye tant bien que mal de les calmer : il assure que la capitaine et l’équipage ont la situation sous contrôle, promet que chacun des passagers pourra s’exprimer et que tout le monde sera écouté. Une mère soucieuse demande si elle peut être sûre que la capitaine sait ce qu’elle fait et si elle a l’expérience pour affronter une telle tempête exceptionnelle. Un météorologue amateur assure qu’il a regardé son baromètre et que la situation n’est pas si grave et ne nécessite pas de mesures de confinement aussi drastiques, une prof de yoga propose des exercices de respiration à faire en cabine pour calmer l’angoisse, un médecin rétorque que cela ne sert à rien mais qu’il a un stock de calmants qu’il peut vendre aux plus offrants, une comique fait une blague en disant qu’elle ne pensait pas mourir de façon aussi bateau.
“L’homme d’affaires prend la parole en disant qu’il a bien étudié le navire […] personne ne le connait mieux que lui.”
Dehors, l’artiste filme les gros nuages qui assombrissent le ciel et enregistre le bruit du vent qui commence à siffler sur la carlingue du navire, cela lui rappelle l’évanescence de la vie et la puissance de la nature. L’homme d’affaires prend la parole en disant qu’il a bien étudié le navire depuis le début de la croisière et qu’il pense que personne ne le connait mieux que lui. Il a observé qu’il y avait une seule chaloupe de sauvetage et il est convaincu que si la capitaine a demandé aux passagers de rester dans leur cabines, ce n’est pas pour les protéger, mais pour pouvoir s’enfuir avec l’équipage si le bateau devait couler.
Un murmure agité parcourt la foule. Certains passagers, terrifiés, acquiescent, d’autres regardent autour d’eux, incertains. Le steward donne la parole à la capitaine qui assure qu’elle connait le navire et que ce bateau en a déjà vu d’autres. Elle en réfère à la compétence de la navigatrice qui est là pour lui indiquer la meilleure route et du mécanicien, qui travaille sans relâche pour réparer la moindre avarie. L’homme d’affaires hurle au mensonge et prend l’opérateur radio à témoin : celui-ci raconte qu’il a vu la capitaine et la navigatrice se retrouver dans la chaloupe au milieu de la nuit pour des préparatifs mystérieux, et qu’on ne peut donc pas leur faire confiance. La navigatrice répond que l’opérateur radio affabule, qu’il n’est pas question de quitter le navire, et qu’elle a mieux à faire dans cette tempête que de répondre à des accusation mensongères.
Le steward, se pensant fin diplomate, propose d’aller investiguer la chaloupe. La capitaine, sentant que son autorité chancelle, donne son assentiment et demande au mécanicien d’accompagner l’enquête, puis elle retourne au poste de commande avec la navigatrice. La comique fait une blague sur le fait qu’on la mène en bateau, la prof de yoga propose à une partie des passagers de se retirer dans une cabine pour méditer et le médecin vend des calmants aux plus riches et aux plus inquiets. L’homme d’affaires propose aux passagers restants de le suivre dans son investigation.
“S’il refuse de voir une preuve aussi indéniable de la corruption de la navigatrice et de la capitaine, c’est sans doute parce qu’il est lui aussi dans le coup.”
Tandis que la petite troupe se dirige vers la chaloupe et la débâche pour vérifier son contenu, l’artiste observe la mer comme les dunes d’un désert en mouvement et danse dans le rythme des creux qui commencent à se former. Le météorologue amateur inspecte l’embarcation de sauvetage et, triomphant, en extrait une boîte contenant des rations de survie. Le mécanicien assure que ces rations font partie de l’équipement qui est toujours sur la chaloupe, mais l’homme d’affaires l’interrompt en lui disant que s’il refuse de voir une preuve aussi indéniable de la corruption de la navigatrice et de la capitaine, c’est sans doute parce qu’il est lui aussi dans le coup. Les passagers furieux saisissent le mécanicien qui proteste et menacent de le jeter dans les vagues.
L’homme d’affaires se pose en médiateur, et propose que la vie du mécanicien soit épargnée si celui-ci accepte de coopérer. Le mécanicien proteste, mais cède face à la menace. L’homme d’affaires lui ordonne de rester dans la chaloupe, et de préparer celle-ci à toute éventualité. La mère de famille veillera à ce qu’il s’exécute dans l’intérêt des femmes et des enfants. Sur ce, l’homme d’affaires demande a l’opérateur radio d’aller faire passer l’annonce comme quoi des preuves irréfutables du plan de fuite de l’équipage ont été trouvées. Le steward, qui s’astreint à ne pas prendre parti, passe de cabine en cabine pour raconter que le mécanicien a dit que les rations de survie trouvées sur la chaloupe faisaient partie de son équipement normal, mais plus personne ne l’écoute et, de toute façon, le vent hurlant couvre sa voix.
L’opérateur radio diffuse un message dans lequel l’homme d’affaires appelle les passagers à prendre d’assaut le poste de commandement pour sauver le navire…
Est-ce que La Quiétude survivra à la tempête? Est-ce que l’homme d’affaires triomphera de l’équipage? Découvrez la suite de cette histoire ici
Courrier à chaud est une chronique hebdomadaire de Cyril Dériaz sur ce qui l'agite, pour se refroidir la tête dans une actualité brûlante.
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Illustration
Téodore Géricault, Le radeau de la méduse, 1819, Musée du Louvre, Paris
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