#07 E Pluribus Unum [La Quiétude partie 2]
« Le paradigme du mal, c’est de mettre la faute sur les autres. » Camille Laurens, Ta Promesse
Cette septième chronique raconte la suite de la tempête qu’affrontent La Quiétude et son équipage. Si vous n’avez pas encore lu la première partie, vous pouvez la retrouver ici.
[…] L’opérateur radio diffuse un message dans lequel l’homme d’affaires appelle les passagers à prendre d’assaut le poste de commandement pour sauver le navire.
La prof de yoga enjoint ses fidèles à rester en dehors de tout ça et à prier pour la paix. La comique y puise de l’inspiration pour un nouveau spectacle qu’elle intitule Le Bateau Ivre. Une foule en colère se forme devant l’accès au pont supérieur. Quelques matelots tentent de s’interposer, mais ils sont rapidement maîtrisés et ligotés ou jetés par-dessus bord. Le médecin vend des calmants à ceux qui n’ont pas choisi de camp.
Lorsque l’homme d’affaires et sa clique font irruption dans le poste de commandement, la capitaine et la navigatrice sont penchées sur la dernière carte météo. En les voyant, l’homme d’affaires dit à ses sbires : « J’en étais sûr, elles sont en train de comploter contre nous. » La capitaine demande s’ils sont sains d’esprit ; l’homme d’affaires demande comment elle ose l’insulter de la sorte. Les sous-fifres ligotent la capitaine et la navigatrice, et l’homme d’affaires demande à l’opérateur radio de prendre le gouvernail et au météorologue amateur de le seconder.
Dehors, l’artiste regarde les vagues s’élever de plus en plus haut ; un étage, deux étages, trois étages, ce sont des immeubles qui s’effondrent dans des éclats d’écume. Elle aimerait pouvoir les dire, les dessiner, se marier avec les éléments. Dans le poste de commande, le météorologue amateur et l’opérateur radio ont enclenché le pilote automatique. « Voilà qui fera sûrement un meilleur travail que ces dévergondées. » Puis l’homme d’affaires demande à l’opérateur radio de faire passer un message disant que la situation est sous contrôle, grâce à la fantastique nouvelle équipe qui dirige le navire. Il annonce aussi que le médecin fait un rabais exceptionnel de 31 % sur son stock de calmants.
La prof de yoga a dû interrompre son cours, car la plupart des élèves ont le mal de mer ; certains vomissent. Le médecin fait irruption et prescrit des anti-vomitifs en plus des calmants – ses poches débordent de billets, il n’a jamais aussi bien vendu de sa vie. Pendant ce temps, le steward est arrivé à la cabine de la comique, qui lui présente sa nouvelle pièce. Il propose de réunir les passagers pour voir cette satire lucide de leur situation et pour qu’ils puissent s’en faire leur propre idée.
Dans le poste de commande, le météorologue amateur consulte son baromètre et constate que celui-ci a encore baissé. Une vague furieuse ébranle La Quiétude et le moteur fait des ratés. L’artiste est partie explorer les entrailles du navire. Dans la cale, elle voit l’eau jaillir à travers les fentes de la coque comme des geysers, à la fois beaux et inquiétants : doit-elle en parler à quelqu’un ? Au steward peut-être, il avait l’air si gentil. Elle remonte sur le pont et voit le steward entouré de membres d’équipage. Elle essaye de s’approcher, mais on lui barre la route : « Toi, le steward, c’est toi qui as permis que la capitaine soit mise au fer », lance un matelot. « Sans elle et la navigatrice, nous courons à notre perte ! » Le steward objecte qu’il n’a rien fait d’autre que transmettre des informations, mais les matelots furieux le jettent par-dessus bord.
Dans la cabine, le météorologue amateur, l’opérateur radio et l’homme d’affaires réalisent que La Quiétude est perdue. « Heureusement que j’ai eu la clairvoyance de faire préparer la chaloupe, » ricane l’homme d’affaires. « Où est donc cet imbécile de médecin ? » En courant vers la chaloupe, l’homme d’affaires, le météorologue amateur et l’opérateur radio croisent l’artiste, qui s’est déshabillée pour mieux faire corps avec les éléments. L’opérateur radio s’arrête pour la dévisager bêtement, et une vague l’emporte.
En arrivant vers la chaloupe, l’homme d’affaires et le météorologue amateur sont rejoints par le médecin, dont le visage rayonne. « Je n’ai jamais fait de telles ventes, » dit-il en agitant sa mallette remplie de billets. « J’espère pour toi, » rétorque l’homme d’affaires, « car les places à bord se négocient cher. » « Où sont mes enfants ? » demande la mère de famille. L’homme d’affaires assure que les enfants sont en sécurité dans une cabine. « Mais ils doivent venir avec nous ! » hurle la mère de famille, horrifiée. « Eh bien allez les chercher, Madame, » lui répond l’homme d’affaires.
« Vous voulez vraiment l’attendre ? » demande le météorologue amateur. « Évidemment que non, » rétorque l’homme d’affaires. « Les rations de survie sont bien trop faibles… Aide-moi à mettre la chaloupe à la mer, veux-tu bien ? » Le météorologue actionne le treuil qui permet de mettre la chaloupe à l’eau, mais celui-ci se grippe. « Va l’aider, » ordonne l’homme d’affaires au médecin. « Je garde un œil sur ta mallette. » Les deux hommes s’échinent sur le treuil, manquant plusieurs fois d’être emportés par les vagues et le vent déchaînés. Finalement, la chaloupe atteint l’eau dans une gerbe.
« Ça y est ! » exulte le météorologue amateur, mais déjà le canot de sauvetage s’éloigne, guidé par l’homme d’affaires. Seul dans la chaloupe, l’homme d’affaires compte avec délice les billets de la mallette du médecin. « Voilà de quoi me refaire quand la tempête aura passé. » Il regarde la silhouette de La Quiétude s’enfoncer inexorablement dans la mer et la nuit meurtrières, envahi d’un doux sentiment de quiétude, et même de reconnaissance, avant qu’une vague vengeresse ne l’engloutisse à son tour.
Courrier à chaud est une chronique hebdomadaire de Cyril Dériaz sur ce qui l'agite, pour se refroidir la tête dans une actualité brûlante.
Pour aller plus loin
#06 Fluctuat nec mergitur
Pour cette sixième chronique, j’aimerais revisiter la métaphore du bateau que j’avais déjà évoquée lors de ma troisième chronique Ubu Roi.
Illustration
Rembrandt, La Tempête sur la mer de Galilée (1633). Huile sur toile, 160 × 128 cm (62,99 × 50,39 pouces). Disparue à la suite d’un vol au musée Isabella Stewart Gardner en 1990.
Note
E pluribus unum “De la multitude un seul” est le moto du scénat américain qui est gravé sur les pièces de un dollar.
Remerciements
Merci à Caroline Steinfeld pour son travail d’édition et de relecture.
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